« L’Arcep a décidé d’interdire la mise à disposition en cascade de numéros »
D’un point de vue réglementaire, quels sont les enjeux autour de la portabilité sur le marché des télécoms ?
La situation a largement évolué au cours des dernières années. Historiquement, tous les clients étaient chez Orange, donc la portabilité était simple à réaliser. Puis, sont arrivés de nouveaux acteurs : Bouygues Télécom, SFR, Free… On a alors commencé les premières portabilités entre opérateurs différents. Et au fil des changements de fournisseur de la part des clients, il a fallu effectuer la portabilité de la portabilité (Ndlr : c’est ce qu’on appelle la portabilité subséquente), et ainsi de suite. Les numéros ont été portés plusieurs fois, ce qui a occasionné une complexité croissante, qui n’avait pas été pleinement traitée.
Autre pratique complexifiant le processus, surtout sur le marché des télécoms B2B : la mise à disposition de numéros. C’est-à-dire qu’un opérateur peut se voir attribuer des numéros, qu’il met ensuite à disposition d’un autre opérateur, afin que ce dernier les propose à ses clients. Le but pour cet acteur commercial est alors d’alléger ses contraintes techniques et administratives. Mais attention : une mise à disposition ne transfère pas l’attribution, l’opérateur d’origine reste attributaire de ses numéros, et la portabilité étant un droit garanti pour le client final, il reste tenu d’assurer la portabilité même si le numéro est mis à disposition d’un autre opérateur. Par conséquent, dans un tel contexte, une demande de portabilité nécessite de remonter toute la chaîne du numéro, ce qui peut aboutir à un échec. Or, rappelons-le, la portabilité est un droit, en B2B comme en B2C.
Comment l’Arcep entend-elle lutter contre ces potentiels points de blocage ?
Partant du constat que les clients pouvaient pâtir de cette situation, l’Arcep a décidé d’interdire la mise à disposition en cascade de numéros, c’est-à-dire les mises à disposition successives entre plusieurs opérateurs (dans le cadre de la révision des règles de gestion du plan national de numérotation par la décision n°21-0532 du 8 avril 2021). Et pour cause : jusqu’à présent, ce système représentait un gros point noir de la portabilité sur le marché professionnel, en rendant les demandes plus difficiles à satisfaire.
Cela signifie que les nouveaux acteurs souhaitant proposer des offres de téléphonie doivent dorénavant posséder leurs propres tranches de numéros et ne peuvent plus s’appuyer sur celles des autres opérateurs. Il s’agit d’un changement majeur, en particulier sur le marché des télécoms B2B, puisque de multiples petits acteurs ne disposent pas de leurs propres numéros à l’heure actuelle.
Depuis quand cette obligation est-elle en vigueur ?
Le texte date de 2021. Néanmoins, l’Arcep a prévu une mise en vigueur progressive, puisqu’elle ne concerne que les nouvelles attributions / renouvellements / transferts de numéros. Mais aujourd’hui, l’Autorité ne fait aucun mystère quant à son intention d’étendre le dispositif à l’ensemble des numéros.
« L’opérateur doit être en mesure de contribuer à l’identification de l’utilisateur final »
Cela signifie-t-il également qu’un opérateur est désormais contraint de posséder son propre préfixe de portabilité et ne peut donc plus utiliser celui d’un opérateur de portabilité ?
Non, du moins pas d’un point de vue juridique. À ce stade, l’Arcep n’impose pas aux opérateurs d’utiliser leur propre préfixe de portabilité dans le cadre de leurs demandes. Ils peuvent donc toujours faire appel à un prestataire en s’appuyant sur le préfixe de ce dernier. Mais cela semble tout de même être une mauvaise stratégie, dans la mesure où cela fragilise inutilement le processus, avec le risque de ne pas satisfaire le client final lors de sa demande de portabilité. Or, aujourd’hui, obtenir un préfixe de portabilité nécessite d’envoyer un simple formulaire à l’Arcep, et cela s’effectue en ligne de façon dématérialisée. Par conséquent, à l’heure actuelle, recourir au préfixe d’un autre acteur paraît représenter un risque inutile.
Y a-t-il d’autres nouvelles contraintes pesant sur les opérateurs en matière de portabilité ?
Oui, l’Arcep a également mis fin à une tolérance concernant les numéros géographiques (commençant par 01, 02, 03, 04 et 05). Par nature, ces numéros doivent rester rattachés à une zone géographique restreinte, de l’ordre du canton. Mais dans la réalité, des opérateurs ont porté ces numéros sur un territoire plus large (à la demande de leurs clients), par exemple plus loin dans le département ou la région (surtout en région parisienne), en dehors de leur zone de rattachement. Cette pratique, qui était jusqu’à présent tolérée, ne l’est plus. Et ce, même si l’Arcep entend travailler à la « dégéographisation » de ces numéros à terme.
Autre point : en cas de réquisition judiciaire, l’opérateur attributaire d’un numéro doit être en mesure de contribuer à l’identification de l’utilisateur final. Cela signifie que l’opérateur est tenu de mettre à disposition des autorités qui en font la demande, sous 24 à 48 heures, les éléments d’identification les plus précis possibles relatifs à ses numéros. Une démarche évidemment plus simple dans le cas d’un client direct que dans celui d’une mise à disposition en cascade.
« Sur le marché des télécoms, la qualité de service est une responsabilité collective »
L’Arcep prévoit-elle de renforcer ces règles ?
C’est probable, étant donné que l’autorité a affirmé regarder désormais de près les problématiques de portabilité pour les entreprises. Par exemple, aujourd’hui, la mise à disposition de numéros n’est pas formellement interdite, c’est la mise à disposition en cascade qui est bannie. Mais à moyen ou long terme, il y a de fortes chances que l’Arcep interdise totalement la pratique. D’autant que les règles d’attribution de numéros ont évolué, avec des tranches dorénavant plus réduites, de sorte à pouvoir satisfaire toutes les requêtes.
Ainsi, les opérateurs ont tout intérêt à s’armer dès aujourd’hui, en demandant leurs tranches de numéros et leur préfixe de portabilité, afin d’anticiper de potentielles futures contraintes juridiques. Bien sûr, ils peuvent toujours faire appel à des intermédiaires, des agrégateurs ou d’autres prestataires, mais tout en gardant la main sur les ressources considérées comme indispensables.
De manière générale, le message que l’Arcep veut faire passer, c’est que, sur le marché des télécoms, la qualité de service est une responsabilité collective. Tout le monde a intérêt à ce que les clients soient tous joignables. C’est l’objectif premier de cette réglementation.
Que risque un opérateur qui ne respecterait pas ces règles ?
Il y a alors deux impacts majeurs. Le premier est d’ordre réglementaire : en cas de non-respect des obligations, l’Arcep a la possibilité d’engager une procédure de sanction, qui commence par des mises en demeure publiques. Et cela peut aller très loin : l’autorité peut décider d’interrompre l’acheminement des communications d’un opérateur, voire aller jusqu’à le bannir du secteur des télécommunications. Cela ne s’est encore jamais produit, mais l’organisme possède ce pouvoir. Et si les cas de procédure restent pour l’instant rares, l’Arcep semble aujourd’hui résolue à accentuer sa vigilance, comme l’illustre l’enquête administrative ouverte à l’encontre de Ciel Telecom.
Le deuxième impact relève du droit commun des relations commerciales, à plus forte raison sur le marché B2B. Concrètement, si le client estime que son fournisseur n’a pas respecté ses obligations contractuelles, par exemple s’il n’a pas été joignable pendant un certain temps en raison d’une portabilité infructueuse, il peut assigner l’opérateur en justice. Et en cas de décision défavorable, le prestataire s’expose à une lourde condamnation. Le risque financier est ainsi plus élevé que le risque réglementaire.
Enfin, tout manquement à l’obligation de contribution d’identification de l’utilisateur final peut entraîner des sanctions allant jusqu’au pénal. Dans les cas légers, il est question d’une amende de 3 750 €. Mais le parquet peut aller jusqu’à traîner le contrevenant en correctionnelle, comme il vient de le faire pour Twitter dans un domaine proche. Le risque est bien sûr minime, mais s’il est question d’un délit grave de la part de l’utilisateur final, l’opérateur n’est pas à l’abri d’une mise en examen pour complicité.